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les inconnues de la scène (2014) |
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Ce travail, en cours de réalisation renvoie à la légende le “l’inconnue de la Seine”
Un médecin légiste avait trouvé si beau et si énigmatique le visage d’une jeune fille repêchée dans la Seine qu’il avait fait réaliser son masque mortuaire.
Le mouleur décide de vendre le masque dans sa boutique, Rilke va la découvrir en 1902, lors de son premier séjour parisien :
“Le Mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune femme noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau et parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait.”
Cet objet de plâtre séduit les milieux littéraires, en 1931 Jules Supervielle écrit “L’inconnue de la Seine”, Nabokov lui dédie un poème en 1934, Céline utilise une photographie du masque pour sa pièce “l’Eglise”, Man Ray met en scène le masque dans des photographies pour Aurélien d’Aragon, Maurice Blanchot possédait un des masques.
Plus récemment, Didier Blonde publie un roman “L’inconnue de la Seine” et l’historien d’art Bertrand Tillier enquête sur le mystérieux masque dans un ouvrage intitulé “La belle noyée”.
Bachelard : “L’image synthétique de l’eau, de la femme et de la mort ne peut pas se disperser, affirme-t-il, un mot des eaux, un seul, suffit pour désigner l’image profonde d’Ophélie.
Depuis plus d’un siècle ce personnage mystérieux alimente les fictions, trône dans les ateliers d’artistes, on le voit au cinéma, dans le film de Truffaut, “La mariée était en noir”, il est un objet familier, mais totalement inconnu, et l’on a de cesse de lui inventer une histoire.
Eric Rondepierre me laisse accéder à ses archives, des centaines de prises de vues de pellicules de cinéma, les photographies qui m’interpellent sont celles de plans cadrant des actrices, datant du début du XXème siècle, et qui sont aujourd’hui de parfaites inconnues. Leurs visages expressifs, isolés dans le photogramme, me remémorent le mythe de la noyée, chacune d’elles, isolée, fixée dans l’image, existe sur une bobine de film, incarne un personnage, alors qu’aujourd’hui, elles sont sans doutes mortes, et plus personne ne connaît leur nom. Elles apparaissent comme des fantômes, surgissent de l’oubli comme les nymphes des eaux mouvantes.
Après une sélection de ces visages énigmatiques, je réalise des photographies de rivières, cascades, d’eaux courantes. Par le biais de montage, je les associe, en tentant de trouver pour chacune, quel flot, quelle chute d’eau la fera réapparaître pour la noyer à nouveau dans le flux des images, du temps.
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RAPPEL
par Eric Rondepierre |
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« Nous avons surpris l’énorme nymphe en chemin continuel de dissolution, nous l’avons arrêtée, et, comme on dirait en terme de cuisine, nous l’avons saisie. Par le fait même que nous l’avons interrompue nous l’avons obligée à parler distinctement. »
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PAUL CLAUDEL, Les psaumes et la photographie |
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En titrant sa série de photographies « Les inconnues de la scène », Marie Maurel de Maillé nous suggère un rapprochement avec cette femme noyée qu’on appela « L’inconnue de la Seine », à travers la seule trace que nous en avons : un masque – ce qui nous renvoie à une forme de représentation. Par ailleurs, le mot « scène », nous introduit au registre du spectaculaire en nous fournissant l’indice d’une théâtralité assumée. La « scène » entretient des rapports très étroits avec les arts visuels et correspond toujours à une accentuation de la mimesis en nous donnant l’impression d’une localisation stable. Il y a un effet de fixité de la scène (contrairement à la séquence) et c’est de cette façon que se construit le regard que nous portons sur elle. Ainsi, les « inconnues » s’exposent au regard du spectateur, elles demandent à être placées sous le regard. Ajoutons que, pour faire ce travail, Marie Maurel de Maillé a utilisé une partie de mes archives (photogrammes de films muets) et que les visages de ces « inconnues » sont ceux d’actrices oubliées des premiers temps du 7e art.
Je note aussi que l’artiste a, précédemment, photographié des tableaux anciens, des maisons d’artistes, mises en scène, visitées, etc. Il y a une certaine cohérence qui se dégage de ce titre et de ses implications dans le travail visuel de l’artiste ; les images que nous avons sous les yeux sont des représentations secondes, photographies d’images déjà constituées, traversées par la fiction. Et ces images sont mixtes. D’un point de vue processuel et descriptif, chaque photographie est la reproduction d’un photogramme de visage d’actrice prélevé dans un film datant du cinéma muet, combinée avec une image prise directement dans la nature par les soins de l’artiste : fleuve, torrent, rivière…
Je laisserai de côté la mythologie de ce cinéma dit « primitif », ainsi que celle qui s’est attachée à la découverte d’un corps de femme flottant à la dérive à la fin du XIXe siècle, dont le masque mortuaire et souriant a inspiré nombre d’écrivains, pour m’attacher à un élément plus général et plus immédiat, un élément qui crève les yeux lorsque l’on regarde les œuvres de Marie Maurel de Maillé : l’association de la figure féminine et de l’eau. Cette relation étroite qui pourrait être convenue, prend toute sa force d’être photographiée, je dirais presque modelée sur le cours des rivières, pétrifiée, gelée à la source. Le plan d’eau fut notre premier miroir, notre première image, la mère de toutes les images, nous dit la mythologie, et la tradition nous indique un lien privilégié entre le féminin et les images (1).
Par une sorte de miroitement empreint de grâce, de séduction et de mélancolie, ces visions hallucinatoires de l’artiste s’emparent de nous, elles nous ramènent à l’origine, vers un théâtre beaucoup plus ancien que le cinéma muet, une scène beaucoup plus primitive que le masque de l’inconnue de la Seine, plus archaïque, là où les Dieux régnaient encore dans le ciel occidental avec toute la puissance d’un commencement qui n’a jamais été – raison pour laquelle nous les voyons revenir périodiquement. Des divinités disparaissent pendant de plus ou moins longues périodes, elles réapparaissent en d’autres temps, sous d’autres cieux, c’est ainsi qu’elles vivent sur la scène de nos fantasmes, inconnues. Le cinéma, comme la photographie, donne corps à ces images mentales qui nous possèdent.
Que les créatures qui hantent notre esprit se matérialisent à l’instant sous nos yeux, que les images de Marie Maurel de Maillé soient au plus près de l’hallucination, que la photographie soit au plus près de la « réalité » de l’hallucination est une évidence qui prend ici une dimension troublante. Regardons ces forêts denses et grises dont les branches coulent comme de fins cheveux, (on pense à la phrase de Séraphita : « Tous les feuillages mobiles attirés par la fraicheur des eaux laissaient pendre au-dessus leur chevelures ») ces eaux pures, tumultueuses, cette nature du premier matin d’où l’humanité est absente, ces paysages aquatiques auxquels l’artiste a insufflé une seconde vie. Cette « réalité » – dont le mot, comme l’indique Nabokov, doit toujours figurer entre guillemets – c’est tout naturellement que nous la voyons habitée, hantée par des visages de femmes qui semblent émerger des rivières, descendre des cascades, traverser les courants, les surfaces miroitantes des lacs, ou encore suspendues à l’écume des torrents. D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Nulle part. Elles ne font qu’apparaître, surgir, comme le pur simulacre. Le mouvement de leur chevelure se mêle aux courants, et semble glisser dans une ondulation de lumière alors que la photographie suspend cette vision au seuil de l’apparition. Le paradoxe est que la fascination du mouvement, de l’eau et de son cours est révélée, magnifiée par son stoppage : les eaux semblant figées dans un regard éternel.
Comment ne pas penser aux nymphes (le mot grec signifie aussi bien « jeune femme prête pour la noce » que « source ») dont les yeux restent fixés sur nous. Elles incarnent, si l’on ose dire, ce qui nous subjugue dans l’image achiropoïète, ce simulacre cadré qui jaillit sans interruption, d’un seul coup et dont le regard ne cesse de veiller. Voici la grande insomnie de la photographie, des nymphes et des dragons, des sources. Qu’est-ce qu’un dragon ? : « un animal qui
regarde et observe ». Dans Le serpent qui danse, Baudelaire a bien parlé des yeux féminins « ces deux bijoux froids où se mêlent l’or avec le fer » mais, surtout, il a senti qu’une source, un serpent (un dragon) et une nymphe étaient une seule et même chose.
Les nymphes détiennent un savoir liquide, leur fluidité envahit, inonde. (« Sur ta chevelure profonde/Aux âcres parfums, /Mer odorante et vagabonde/Aux flots bleus et bruns »). Elles sont les figures mythiques les plus proches du simulacre, jusqu’à s’y confondre et peut-être que la photographie a à voir avec la nymphe, c’est pourquoi la série de Marie Maurel de Maillé travaille, si l’on peut dire, à la source.
En quoi la photographie serait « l’inconnue de la Scène » ? Mon hypothèse tient à la notion de « rappel » qui noue ensemble la scène, la mort et le souvenir. Si l’on considère le mot dans son acception théâtrale, il correspond au moment qui suit la représentation où les comédiens s’offrent tels qu’en eux-mêmes aux ovations et à la demande du public, demande qui pourrait se résumer en un mot : « encore ! » . Autrement dit, ce mot est placé sous le signe d’un déni de la séparation, de la disparition. C’est un refus de la fin et une invocation au retour. Que ce retour soit celui du mort, une expression comme « il a été rappelé » nous l’indique. Mais comment le mort peut-il faire retour, si ce n’est par la mémoire lorsque le mort se rappelle à notre souvenir ? Ou par la photographie qui est une sûre prothèse de cette mémoire et peut même déclencher les dérives de notre imagination par quelque aspect non prémédité lorsque, justement, cette photographie nous regarde ? Est-ce que la photographie n’est pas le medium par excellence du rappel ? C’est-à-dire du souvenir ? De cette activité de l’esprit qui ne passe pas par le langage.
« L’inconnue de la scène » est une revenante, elle veut revenir sur la scène de nos fantasmes, de nos délires, elle est comme ces actrices oubliées dont nous avons perdu la figure et le nom, dont plus aucun rôle ne subsiste parmi nous mais qui hantent nos esprits. Les nymphes ne cessent de se rappeler à nous, comme ces coquettes qui n’en finissent plus de saluer, elles veulent toujours revenir dans notre champ visuel. Plus qu’une figure, la nymphe est la matière mentale qui nous fait voir (2). Qu’est-ce que voir sinon voir une nymphe ? Et qu’est-ce que voir une nymphe sinon délirer, c’est à dire construire une image mentale, un monde personnel et l’extraire des eaux courantes, créer des lignes de fuite entre la mémoire et l’imagination ?
« On dit, suivant une tradition, que quiconque voit émerger une apparition d’une source, c’est-à-dire l’image d’une Nymphe, délire » . Le délire suscité par les nymphes naît de l’eau et d’un corps qui émerge, de même que l’image mentale affleure du continuum de la conscience, nous dit Roberto Calasso, dans sa belle conférence sur les nymphes. (3)
Ce pouvoir qu’a la photo de nous faire délirer, d’être envahi par une puissance et de ne pouvoir la contrôler, la nommer, Roland Barthes l’appelait « punctum ». Tout changement d’intensité est l’empreinte de cette puissance en nous, tout intensification de la perception est la marque d’un Dieu, signal de métamorphose et acquisition de connaissance. Si l’esprit n’est jamais capté, pris, ouvert, « frappé », possédé par quelque chose qui le dépasse, que reste-t-il de lui, en lui ? S’il y a uniquement du « studium », c’est-à-dire un intérêt appliqué sans acuité particulière, finalement un dressage ? S’il manque l’hallucination qui nous perce, nous saisit, nous emporte et nous arrache au contrôle symbolique ?
On peut parler du caractère nympholeptique de la photographie. La nympholepsie ne doit pas nous effrayer. C’est ce que nous « rappellent » ces photographies : la connaissance par la possession peut être un bonheur. Marie Maurel de Maillé est une artiste de son temps, elle travaille à partir de photographies argentiques qu’elle soumet à un traitement numérique, notamment en raison du photomontage créé avec un logiciel de retouche. Il y a encore peu, l’élément aquatique était présent dans la photographie (développement, bains, produits chimiques …) qui s’alliait à la sécheresse mécanique du matériel optique. A présent, cette technique est devenue un archaïsme à l’intérieur même du champ que la photographie a ouvert dans le royaume de l’image automatique. Est-ce que la disparition de l’eau, rendue possible par les procédures sèches (digitales, numériques), ne rejoue pas d’une autre façon la mise à l’écart des nymphes par Apollon qui retint leur pouvoir en imposant son mètre et sa rigueur ? Il y a dans cette question une ironie à teneur historique et paradoxale. Car c’est par la vitrification du numérique, que l’artiste nous donne à voir « l’intelligence liquide de la nature ». C’est grâce au calcul binaire des pixels que les Inconnues de Marie Maurel de Maillé se révèlent à nous, et semblent nous faire signe, à distance, du lieu de leur exil. Doit-on pour cela penser que l’impact de ces photos en est amoindri et que les nymphes ont perdu toute relation avec le débord et l’incalculable ? Il n’en est rien car, comme le dit très justement Jeff Wall : « Dans la photographie, le liquide nous observe, même de très loin ». (4)
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1 - Par exemple, André BRETON, « Ma femme au sexe de miroir » (« Union libre ») in Clair de terre, 1931. Pour la relation du féminin et de l’image en Occident, je renvoie à la conférence de Régis DEBRAY, « L’image est du genre féminin » in Ça coule de source. L’image, l’eau, la femme, collège iconique, Ina éditions, 2014, pp. 11-17
2 - Pour DEBRAY, l’hallucination mentale est comme un féminin au carré, Op. Cit., p. 16
3 - Roberto CALASSO, La Folie qui vient des nymphes, Flammarion, Paris, 2012, auquel nous empruntons quelques éléments.
4 - Jeff WALL : « Photographie et intelligence liquide », in Essais et entretiens. Ed. ENSBA, Paris, 2001, pp. 175-78 |
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